Vice, célèbre magazine dédié à l’art et à la culture urbaine – entre autres –, a gratifié lecteurs et internautes d’un reportage baptisé La vie en shisei : Horiyoshi III. Votre association Tatouage & Partage revient sur les enseignements à tirer du maître japonais qui s’exprime face caméra.
Depuis son salon de Yokohama, ville portuaire située à une trentaine de kilomètres au sud de Tokyo, Horiyoshi III, tatoueur nippon, se confie. En prenant son temps, avec ses mots, ses gestes, il nous livre sa définition du shisei – et, par extension, sa vision du tatouage.
J’aimais simplement le shisei et je voulais en vivre, raconte le tatoueur. Je devais donc développer mes compétences, ce qui signifie que je devais travailler dur. Pendant mon travail, le shisei m’a appris la vie.
Questionné sur les clés de la réussite pour réaliser un beau shisei, il répond : Premièrement, le dessin. Sans le dessin, on n’accède pas à l’étape suivante : le contour. Et sans un contour précis, on n’accède pas à l’étape suivante, qui est l’ombrage. Une fois seulement le contour et l’ombrage terminés, la couleur peut être appliquée. Ces étapes sont essentielles pour obtenir un shisei parfait.
Le tatoueur japonais poursuit sa master class en apposant une dimension philosophique à son discours : Maintenant, comparons la vie à ces étapes. Premièrement, le contour est un peu comme un plan de vie. Il faut clarifier ses idées. Chaque coup d’aiguille compte, comme chaque jour, chaque seconde de votre vie. Négligez une seule seconde, ou un seul coup d’aiguille, et il en résultera des lignes imparfaites. Ce qu’on peut apprendre ici, c’est qu’il est important de chérir ce moment. Ces moments qui s’accumulent pour former une minute, une heure, un jour, un an ou plus. Chérir chaque coup d’aiguille, et chaque seconde de la vie.
À travers cette accumulation, confie Horiyoshi, on améliore naturellement ses compétences et on acquiert plus de connaissances. Par connaissances, je veux dire qu’il faut étudier pour améliorer ses dessins, n’est-ce pas ? À travers ce processus, on engrange des connaissances. À travers les connaissances, on acquiert de la sagesse, ce qui permet de s’améliorer. C’est le processus naturel du « Shu-ha-ri ».
Shu-ha-ri : un dicton affirmant que les étudiants doivent se confronter à leurs maîtres puis à eux-mêmes pour atteindre la véritable maîtrise, peut-on découvrir dans le reportage. « Shu » ou « protéger » signifie « apprendre de son maître » ; apprendre la tradition, et la préserver. Mais simplement la préserver ne suffit pas si l’on veut qu’une culture vivante s’épanouisse, tempère le tatoueur japonais. Le conservatisme entrave l’évolution. Pour évoluer, il faut se détacher de ce qu’on a appris.
Ce n’est pas de la trahison, prévient Horiyoshi. On dit « Dépasse ton maître » ; c’est le « ha » pour « casser ». Après être passé par « shu » et « ha », il faut se transcender soi-même. Je ne l’ai pas encore fait, préviens le tatoueur nippon. Le « ri », c’est pour « transcender ».
Horiyoshi nous parle de l’apprentissage dans le milieu du tatouage. Les étapes non productives sont importantes dans tout. Quand les artisans prennent des raccourcis pour apprendre, ils n’apprennent que la moitié de ce qu’ils auraient dû. Ne pas prendre de détour les empêche d’apprendre. Plutôt que de suivre une courbe, ils vont tout droit. La trajectoire d’apprentissage est trop courte. Dans le passé, on prenait un long détour et on apprenait un tas de choses. Ces choses étaient très importantes.
Si vous avez la compétence, vous pouvez dessiner la même image, explique le tatoueur japonais. Mais le résultat ne sera pas le même. Il manquera l’essence. Les professionnels le remarquent tout de suite. Je ne peux pas vraiment l’expliquer, mais les artisans le savent d’un simple regard. Je pense qu’on peut dire que l’essence est propre à chaque artiste. Il ne s’agit pas d’être bon ou mauvais ; parfois, les copies sont techniquement meilleures que le shisei original. Mais la copie manque de l’essence insufflée à la version authentique. Donc ce n’est pas à propos de la technique, mais de la présence ou de l’absence d’essence.
Hiroyoshi III nous parle de la relation qu’il entretenait avec son maître, Hiroyoshi I. Quand je lui posais une question, il ne répondait que « hmmm », confie-t-il avec humour. C’était à moi d’interpréter ce qu’il essayait de dire. « Hmmm… » ou « hmmm ? » : il y avait différents tons. Avant de reprendre, plus sérieusement : Je me suis entrainé sur mes jambes. Puis un jour, il a enfin dit : « Tu essayes ».
Hiroyoshi a une approche de la relation tatoueur-tatoué que nombre d’occidentaux lui reprocheraient à coup sûr. Je me concentre sur le shisei lui-même plutôt que sur le client, avoue-t-il. Je ne m’occupe pas de la personnalité du client, ni de ses goûts. Un shisei doit rester fidèle à son modèle. Si je pense trop au client, je serai incapable de progresser. Je leur demande toutefois sur quelle partie du corps ils veulent leur shisei. Sinon, ce serait comme si j’en faisais totalement abstraction. Mais c’est là que je trace la limite. Au-delà, j’ignore le client, et même moi-même. Mes mains bougent spontanément. Le tatoueur nous donne un exemple : Disons que je fasse des vagues. Si je suis les contours d’un dessin, je suis incapable de dessiner spontanément. Il faut libérer son esprit. C’est pour ça que chaque moment compte.
Les gens se font des shisei pour différentes raisons, explique le tatoueur nippon. Mais le réel attrait, c’est d’être capable d’exhiber sa virilité, sa fierté en tant qu’homme. La flatter, l’affirmer. Si vous ne pouvez pas supporter la douleur, vous n’êtes pas un homme. Hiroyoshi semble différencier les deux sexes. Je n’exclue pas les femmes, mais je ne pense pas qu’elles se fassent des shisei pour flatter leur féminité. Les femmes font ça parce qu’elles trouvent que c’est joli ou cool. J’imagine que ça leur donne l’image de filles rebelles. Mais pour les hommes, si on ne tolère pas la douleur, on n’est pas un homme, n’est-ce pas ? On ne peut pas abandonner en cours de route. Il faut dépasser la douleur physique en puisant dans votre force mentale. C’est aussi simple que ça. Dépassez-vous, ou ne le faites pas.
À l’origine, les jeunes préféraient les petits tatouages américains, révèle le tatoueur nippon. Mais ils s’en sont vite lassés et ont commencé à s’intéresser au shisei japonais. Ils ont voulu un arrière-plan dans le style shisei pour pouvoir connecter leurs petits tatouages dans un style japonais. Aujourd’hui, le shisei japonais a traversé les océans. Ce qui attire dans le shisei japonais, c’est sa longue histoire et son esthétique. C’est aussi son approche du corps, et le fait de proposer des dessins qui vont l’embellir.
Les peuples qui ont découvert les premiers la beauté originelle du shisei sont les Japonais et les Polynésiens, explique Hiroyoshi. Les Polynésiens et les Micronésiens dans le Pacific sud. Ils ont créé des tatouages qui ornent parfaitement le corps : les tatouages tribaux. Le tatoueur nippon apporte toutefois une nuance de taille. Les tatouages tribaux d’aujourd’hui sont des copies de copies. Des motifs dénués de sens. À l’origine, les dessins étaient des symboles de sorcellerie et étaient conçus pour correspondre parfaitement aux parties du corps, comme le visage et les bras. Le shisei japonais est aussi conçu spécialement pour chaque partie du corps. Ils ont été faits pour correspondre parfaitement à ces parties du corps. Les occidentaux ne connaissaient pas ça, c’est la raison pour laquelle ils se sont intéressés à la beauté pure. Et particulièrement celle du shisei japonais.
Hiroyoshi revient sur les propos du professeur Osamu Matsuda, issu de l’Université d’Hosei, un expert du shisei japonais aujourd’hui décédé. Le professeur aimait le shisei et est venu ici plusieurs fois, dévoile non sans fierté le tatoueur nippon. Il disait : « Faites en sorte que le shisei ne devienne jamais une pratique grand public. Le shisei doit être réservé aux quelques élus pour préserver sa valeur. Qu’il devienne commun serait une insulte aux tatouages. Ça compromettrait la valeur esthétique du shisei. » Je suis d’accord, estime Hiroyoshi. De nos jours, on voit des jeunes dans le train mettre en avant leurs tatouages tribaux, sur les bras ou les mains. Ou des présentateurs tatoués à la télé. Comme le professeur le disait, c’est un manque de respect envers le shisei.
Comme je le disais, enchaîne le tatoueur de Yokohama, un élément spirituel a été perdu parce que les artisans faisaient des détours. La profondeur spirituelle est indispensable pour faire briller un shisei. La lumière ne doit pas être le seul facteur. Un shisei ne va pas véritablement briller sans élément d’ombre. Le shisei ne peut pas révéler son réel attrait s’il est trop exposé à la lumière. Il faut qu’on ressente ce qu’il y a en dessous pour réellement transmettre la beauté et l’histoire qu’il y a derrière. C’est ce que je veux laisser derrière moi. Je ne veux pas que les tatouages soient cantonnés à l’art. Le vrai esthétisme du shisei japonais requiert l’art et l’esprit.
Je ne pense pas pouvoir atteindre mon but un jour, explique l’homme, en guise de conclusion. Je serai toujours insatisfait, mais dans le bon sens du terme. Je ne pense pas que quiconque soit déjà mort comblé. Mon but ultime est de mourir, de mourir paisiblement. Ce que je veux dire par là, c’est que j’espère que les gens vont considérer ma mort comme une grosse perte.