Tatoueuses, tatoueurs,
L’art ancestral du tatouage japonais que nous connaissons aujourd’hui, l’irezumi (signifiant littéralement « insérer de l’encre »), est le résultat d’une lente et longue évolution, prenant sa source dans des pratiques vieilles de plusieurs siècles.
Une origine lointaine
La littérature chinoise nous apprend qu’au IIIème siècle des tribus de l’Archipel voisin pratiquaient l’art corporel du tatouage, notamment en s’encrant le visage afin pour les soldats d’effrayer les ennemis ou pour les pêcheurs de se prémunir des attaques de requins. Le caractère esthétique de cette pratique a encouragé l’ensemble de la population à y recourir. Aussi, certaines îles plus isolées connaissaient une coutume de l’encrage réservée aux femmes, comme marque de coquetterie. Elles se tatouaient alors principalement les doigts, le dos des mains, le contour des lèvres et les avant-bras. Ces pratiques ont peu à peu disparu.
Il faudra attendre le début de l’ère Edo (1600 – 1868) pour voir réapparaitre le tatouage au Japon. Il est alors pratiqué par les samouraïs, les ouvriers, les prostituées et leurs clients (avec des tatouages de serment appelés Kishôbori) ou encore les pompiers qui s’encrent des motifs de carpes koï et de dragons d’eau pour se porter chance. En revanche, les soldats, eux, rejettent cette pratique. Le confucianisme interdit par ailleurs le tatouage, considérant que « la piété filiale commence par préserver de toute dégradation le corps que l’on reçoit de ses parents ».
En 1811, plusieurs normes restrictives concernant le tatouage sont édictées afin de contrer son développement. L’irezumi se pratique alors en secret. En 1872, après la restauration de l’Empereur, l’irezumi sera totalement interdit.
Le tatouage judiciaire
Au XVIIème siècle, le tatouage japonais est encore principalement judiciaire (et ce depuis le VIème siècle). La signification des tatouages imposés diffère selon les sources : il peut indiquer l’infraction commise, la région d’où le condamné est originaire, ou la peine à laquelle il a été condamné. Selon les lectures, à partir d’un certain nombre de marques, le condamné pouvait être exécuté. Les tatouages judiciaires étaient faits sur les bras voire sur le front.
Photo : estampe de Kuniyoshi Utagawa, représentant le héros tatoué Tammeijirô Genshôgo face à un adversaire
Kuniyoshi Utagawa, le renouveau de l’irezumi
Mais le tatouage traditionnel japonais tel qu’il est connu aujourd’hui est très fortement inspiré des œuvres de Kuniyoshi Utagawa et de son disciple Yoshitoshi Utagawa, qui ont dessiné les personnages du roman Au bord de l’eau en 1827. Il y aura également le recueil Portrait des 108 héros d’Au bord de l’eau (Tsûzoku Shuikôden Gôketsu Hyakuhachinin No Ikko). Le Shuikôden est un ancien récit chinois très populaire au Japon, qu’il est possible de comparer à l’histoire de Robin des bois, mais avec 108 brigands !
Bien qu’il ne soit pas le premier à avoir dessiné ces héros tatoués, Kuniyoshi Utagawa est celui qui a donné le plus de sophistication et de détails à ces tatouages. Ces illustrations ajouteront notamment l’utilisation des « fonds » dans les tatouages japonais (eau, air et végétation), qui n’existaient pas jusqu’alors dans la pratique de l’irezumi. Ils y ajoutent également de nouveaux motifs et personnages.
Ces ouvrages deviendront des modèles à la fois pour les criminels, mais aussi pour la population non criminelle, qui s’identifieront à eux. La popularité de ces nouvelles illustrations aura pour conséquence que les Japonais adopteront les motifs représentés dans les estampes. L’irezumi redevient populaire. Aussi, les anciens prisonniers ont profité de la « mode » du tatouage intégral pour recouvrir leurs tatouages judiciaires avec l’iconographie extraite de ce roman. Ils pratiquent alors largement ce qui est appelé aujourd’hui le « cover ».
Mais malgré sa popularité, le tatouage devait toujours faire face à la répression étatique. Au Japon, le respect de la norme, sociale ou étatique, et très importante. Aussi, dans la tradition nippone, les japonais considèrent que ce qui est caché gagne en beauté. Ainsi, le fait d’avoir des tatouages et de les dissimuler est un signe de dignité. Paradoxalement, la prohibition de l’irezumi a obligé les tatoués à dissimuler leurs encrages leur octroyant de facto une certaine forme de respectabilité. Cette spécificité, ajoutée à la popularité du Shuikôden et à l’interdiction du tatouage explique toute l’ambigüité régnant autour de cette pratique sur l’Archipel. Le tatouage et les tatoués sont à la fois respectés par la population, tout en faisant l’objet d’une forte défiance en raison de l’illégalité de cette pratique.
Malgré son interdiction, l’irezumi sera remarqué par les étrangers. Comme ils ne sont pas touchés par cette interdiction, les tatoueurs japonais auront plus de facilité à encrer les marins, touristes et marchands de passage. Ces tatoueurs vont gagner une réputation internationale, si bien que plusieurs membres de familles royales européennes vont venir sur l’Archipel afin de s’y faire tatouer. Il faudra attendre 1948 pour que le gouvernement d’occupation, impressionné par la qualité du travail du grand Maître tatoueur Horiyoshi II, ne révoque l’interdiction, estimant qu’il s’agit d’un art indigène à préserver. L’irezumi est d’ailleurs aujourd’hui l’un des styles de tatouage parmi les plus respectés et les plus pratiqués, à travers le monde. Les tatoueurs japonais, bien que malmenés par les autorités étatiques nippones, sont parfois adulés en Occident, comme notamment le grand maître tatoueur Horiyoshi III (héritier spirituel de Horiyoshi II), Horitoshi I ou encore Shigenori Iwasaki (alias Shige). L’irezumi est également pratiqué par des tatoueurs occidentaux de grande renommée comme le suisse Filip Leu, l’irlandais Chris Crooks, l’anglais Alex Reike (alias Horikitsune) ou l’américain Jeff Gogue. C’est, par ailleurs, la clientèle étrangère qui permet de sauver l’irezumi de l’oubli, car la pratique nippone du tatouage au sein de la population native de l’Archipel ne serait pas, à elle seule, suffisante pour que cette tradition perdure.
Encore aujourd’hui, malgré un intérêt grandissant chez les plus jeunes, l’irezumi est perçu de manière négative par la population japonaise, notamment par les plus âgés, en raison des interdits légaux touchant cette pratique. Cependant, cette méfiance vient également du fait que cet art est largement pratiqué par la mafia japonaise : les Yakuzas.
Benoît Le Dévédec